Sous l’oeil des médias…

Si le rap souffre d’un discrédit chronique, il le doit notamment à la presse. Méconnu et incompris, il peine à s’imposer comme un courant musical à part entière, s’attirant régulièrement les foudres des bien-pensants et des intellectuels mondains. On se souvient des propos pour le moins approximatifs du journaliste Éric Zemmour ou des reportages biaisés de TF1. Confondant le tout avec la partie, la presse condamne parfois injustement des artistes vertueux en raison des dérapages de leurs homologues. Et si les remontrances médiatiques ont l’apparence, le goût et l’odeur de vulgaires préjugés, ce n’est certainement pas le fruit du hasard. Les journalistes, dont le travail consiste justement à lutter contre les clichés et à établir la vérité, se perdent régulièrement en inepties, contresens et raccourcis. Le rap et l’honnêteté intellectuelle ne font décidément pas bon ménage. Toutes proportions gardées, le racisme repose sur les mêmes mécanismes. Un comble.

Amoral, individualiste, violent, puéril : on taxe le rap de tous les défauts. On l’associe aux pires méfaits, faisant de lui le zélateur forcené de maux insatiables. Considéré comme une sous-culture, pointé du doigt par des détracteurs peu informés, il essuie des critiques cinglantes. Et souvent illégitimes. Sa réputation ne fait pas d’envieux. Et, cerise sur le gâteau, ce petit jeu dure depuis toujours. Au temps des balbutiements, le rap et les médias se regardaient déjà en chiens de faïence. Les critiques blancs méprisaient ces hurluberlus afro-américains qui débitaient inlassablement des rimes hachées. Difficile de justifier une rancœur aussi vieille qu’infondée. Et pourtant…

« Pour moi, bien comprendre le hip-hop nécessite beaucoup de recul et de connaissances. Bien que le rap ne soit pas exempt de tout reproche, car il a également ses torts, la presse ne peut pas le dénigrer à cause de quelques fautifs », explique Orcelo, un rappeur belge. « Sincèrement, la place réservée à cette musique dans la presse est dérisoire. On n’a pas de magazines spécialisés. Pas de presse, tout simplement », ajoute King Lee, membre de Starflam. « En tant que lectrice, auditrice et téléspectatrice, je trouve que la place dévolue aux musiques urbaines dans les grands médias est très chiche. Et, en tant que journaliste qui a travaillé dans un grand nombre d’endroits différents, j’ai constaté un certain mépris de la presse pour cette culture », raconte, quant à elle, Myriam Leroy, une journaliste belge très au fait des questions médiatiques. « Il faut bien constater que, sociologiquement parlant, peu de journalistes belges s’occupant de musique correspondent à la cible rap. Il s’agit plutôt de personnes entre 30 et 50 ans qui ont grandi avec le rock », remarque Laurent Hoebrechts, journaliste et responsable de la rubrique musicale au Focus Vif.

En France, on corrobore et on complète ces avis. « Comme leur nom l’indique, les médias généralistes généralisent. Leur objectif, c’est de rendre compréhensible et accessible un courant musical complexe. C’est plus facile d’ironiser sur le look des rappeurs que d’analyser soigneusement les choses », assène Jean-Baptiste Vieille, coresponsable du webzine Abcdr du son. « Pour moi, le décalage socioculturel abyssal entre les médias généralistes et les représentants du mouvement hip-hop explique beaucoup de choses. La plupart des journalistes et rédacteurs actuels de la presse généraliste sont issus de générations et de classes sociales qui connaissent très mal les codes socioculturels du rap », déclare avec lucidité Anthony Cheylan, ancien chef de projet du label indépendant Because Music. Et il ajoute : « Au-delà de ça, il y a un autre aspect à ne pas négliger, plus économique. Les médias vivent grâce aux revenus générés par la publicité. Or, certaines télévisions et radios commencent à se désengager du rap en arguant que l’audience est faible ou, pire encore, que ce genre est segmentant et fait fuir leurs annonceurs. » Les facteurs générationnels, sociologiques et économiques apportent donc tous de l’eau à notre moulin. « Le comportement de certains rappeurs complètement à côté de la plaque n’arrange pas les choses. Parce que ce ne sont pas tous des anges, ni des modèles de pertinence », admettent sans ambages Fred Hanak et Thomas Blondeau, musiciens, journalistes indépendants et auteurs de Combat Rap et Combat Rap II. « Je ne pense pas que l’on puisse dissocier le traitement du rap par les médias généralistes du traitement par nos propres supports. Or, notre presse spécialisée n’est pas géniale dans son ensemble, malgré quelques anciennes exceptions notables », conclut Yacine Badday, journaliste spécialisé. « C’est bête à dire, mais, dans l’idéal, on devrait avoir une presse musicale qui rende bien compte de la richesse du rap en France. Ce n’est malheureusement pas le cas. »

En définitive, il semblerait que la mauvaise presse dont le rap souffre résulte de plusieurs éléments. D’après les intervenants interviewés, les journalistes peinent à prendre du recul et à appréhender avec justesse les normes socioculturelles régnant sur la planète hip-hop. En outre, la presse, qui voit son modèle économique s’effondrer, doit plus que jamais tenir compte des desiderata de ses annonceurs quant à l’espace consacré aux musiques urbaines. Et, de l’autre côté du ring, les artistes, eux, font trop souvent preuve de futilité, d’inconscience, voire d’inintelligence. Ce qui agace profondément l’intelligentsia médiatique. À quand la réconciliation ?

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