Le bâtard culturel

Au début des années 90, le hip-hop débarque en France, éclatant les normes et s’agitant dans l’ombre des courants musicaux traditionnels. Les jeunes apprennent à décrypter des codes qui les intriguent et s’identifient à des artistes qui soufflent sur les braises de la rébellion. Les critiques observent, perplexes, ces rappeurs, porte-parole de la France d’en bas, enchaîner les rimes, imposer des modes vestimentaires et influer sur l’évolution de la langue de Molière.


Quand NTM, IAM et Assassin apparaissent sur la scène musicale française, une nouvelle brique vient se greffer sur un édifice culturel que l’on pensait immuable. Le rap, produit expérimental en provenance des États-Unis, pousse ses premiers cris, fait tomber des masques et dépeint le quotidien de milliers de banlieusards. Le brassage s’impose comme une valeur absolue et façonne indifféremment textes et sonorités. Les nouveaux groupes qui ont le vent en poupe, emmenés par Joey Starr, Akhenaton ou Rockin’ Squat, jouent avec la linguistique et la modèlent selon leurs envies. Le verlan et l’argot deviennent leur marque de fabrique ; l’assonance multi-syllabique, leur arme la plus aiguisée. Le débit, saccadé et rapide, rappelle vaguement le reggae. L’esprit contestataire aussi. Logique : le grand frère jamaïcain a tout appris au nouveau-né. Mais le rap ne se réduit pas à ces similitudes ; il se nourrit au contraire des différences et des paradoxes.

Avec le hip-hop, les sonorités se croisent et se mélangent habilement. Le mariage des cultures brille de mille feux. Les spécialistes devinent alors l’émergence d’un bâtard musical, dont la violence langagière et la numérisation instrumentale choquent les puristes, attaquent frénétiquement les convenances. L’ordinateur remplace batterie, piano et basse, contribuant à briser des siècles de traditions. Les textes malmènent la bienséance, assassinent les tabous et éveillent les consciences. Les plus conservateurs s’interrogent et s’inquiètent. La jeunesse, elle, toujours en quête de liberté, se réfugie auprès de ses nouvelles idoles – et de la cigarette qui, alimentée par le marketing, devient un symbole incontournable de l’insoumission juvénile. Les adolescents imitent les nombreuses stars issues du rap, copient leur gestuelle, empruntent leur vocabulaire, mais aussi leurs habits et leurs valeurs. L’insouciance vole en éclats et la contestation verbale accompagne, voire corrobore, celle qui s’exprime dans les quartiers sensibles. Les sociologues, toujours à l’affût des grands mouvements sociaux, étudient avec intérêt cette révolution musicale. L’Amérique livre aux Français ses dernières trouvailles, quitte à déplaire. Une nouvelle fois.

L’animal politique est décortiqué. Il se vengera plus tard par des procès et une avalanche de censure. La société, passée à la loupe, s’apparente désormais à un objet de contestation, à une pomme de discorde. Les groupes pullulent, arborent un discours social ou brutal, faisant l’apologie de la pensée libre. Le public suit et en redemande. Un ogre est né. Il jongle avec la langue française, la pose sur un socle instrumental dont les ramifications se veulent infinies. Les barrières culturelles s’effacent progressivement, offrant toujours davantage d’espace à une créature artistique aux fondements relativement méconnus. Car c’est cela le drame du rap : il a beau écraser la concurrence, influencer des générations entières, consacrer des vedettes mondiales, il reste un paria, un vulgaire bâtard musical.

S’associant à des artistes venus d’horizons divers, les MC’s français font preuve de créativité, d’ouverture d’esprit et de curiosité musicale. Ils engendrent de nouveaux courants rédactionnels, enfantant des couplets aux accents cinématographiques. Et, tentant vainement de charmer les maisons de disques, ils livrent une dernière leçon aux magnats de l’industrie : le système D peut offrir des succès dignes des plus grandes structures. Une chambre, un microphone et un sampler : la recette de nombreuses galettes succulentes.

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